La préfabrication, avec modération

Tribune parue dans Le Moniteur le 20 septembre 2019 :
"Régulièrement, le recours à la préfabrication, voire à des modèles types de bâtiments, est présenté comme la solution pour améliorer l'efficacité du secteur du BTP. La loi Elan a été une tentative d'introduire des dispositions spéciales pour favoriser l'utilisation de ces procédés, et la mission confiée en février par Julien Denormandie, ministre de la Ville et du Logement, à Bernard Michel et Robin Rivaton pour accélérer le développement de l'innovation dans l'immobilier va clairement dans ce sens. Mais une certaine prudence nous semble nécessaire.
Un peu d'histoire
A la fin des années 1950 et au début des années 1960 déjà, la politique des grands ensembles encourageait le recours à la préfabrication afin de construire plus vite, beaucoup et moins cher. De nouveaux procédés voient le jour. La mécanisation, l'organisation rationnelle du chantier et la préfabrication en béton deviennent les nouveaux principes générateurs du projet d'architecture. Les formes simples telles que les barres et les tours sont privilégiées le long du chemin de grue. Cela facilite l'installation des usines à béton à proximité du chantier dans une recherche de gain de temps et le recours à une main-d'œuvre peu qualifiée. Des modèles liés à des systèmes industriels de préfabrication ont aussi été abondamment utilisés pour la construction de collèges et lycées, d'hôpitaux, de piscines et de bâtiments administratifs.
Mais les premières cités sont bâties dans l'urgence et se dégradent vite. L'isolation est inexistante. Les immeubles, faute d'entretien, s'abîment avant même que tous les équipements ne soient terminés. La réduction de la concurrence entre entreprises et le coût des constructions, la pauvreté architecturale et urbaine générée, le peu de réflexion sociologique vont faire apparaître que la solution miracle de l'industrialisation du secteur, ainsi que la politique des modèles, s'avèrent des erreurs lourdes de conséquences sociales, environnementales et urbanistiques.
Ce constat conduit à l'arrêt de la politique des grands ensembles, avec la circulaire d'Olivier Guichard, ministre de l'Equi-pement, du 21 mars 1973. Suivra la publication de deux lois structurantes pour la qualité des constructions : celle du 3 janvier 1977 sur l'architecture et celle du 12 juillet 1985, dite MOP. Mais cela n'aura pas marqué pour autant un coup d'arrêt total à cette tendance : la préfabrication et l'industrialisation d'éléments de la construction se sont logiquement développées, avec une offre d'éléments industrialisés de structure (prédalles, escaliers, panneaux de façades), de multiples éléments techniques, comme les tableaux électriques prémontés ou précâblés, ou assemblés, concernant plusieurs corps d'état, comme les salles d'eau préfabriquées.
Une définition juridique
Le 23 novembre 2018, la loi Elan est venue doter la préfabrication d'une définition, insérée dans le Code de la construction et de l'habitation (CCH). L'article L. 111-1-1 du code précise ainsi que « la préfabrication consiste à concevoir et réaliser un ouvrage à partir d'éléments préfabriqués assemblés, installés et mis en œuvre sur le chantier. Ces éléments préfabriqués font indissociablement corps avec les ouvrages de viabilité, de fondation, d'ossature, de clos et de couvert de la construction et peuvent intégrer l'isolation et les réserves pour les réseaux divers. Ils sont produits sur un site qui peut être soit une usine ou un atelier, soit une installation temporaire jouxtant le chantier ».
Le choix de la préfabrication ne suffit pas à justifier du recours à la conception-réalisation.
L'essor de ces procédés a de plus été pris en compte dans le cadre des contrats de construction de maison individuelle (CCMI). Adoptée sur le fondement de la loi Elan, l'ordonnance n° 2019-395 du 30 avril 2019, qui sera prochainement complétée par un décret, adapte ainsi l'échelonnement des paiements en cas de recours à la préfabrication pour l'exécution d'un CCMI avec fourniture de plan. Ces nouvelles dispositions entreront en vigueur au plus tard le 1er février 2020 (article L. 231-2 du CCH).
Un droit des marchés publics compatible
Dans le domaine des marchés publics, la compatibilité du droit actuel avec l'utilisation d'un système constructif et de la préfabrication mérite d'être étudiée. Il ne fait aucun doute que l'édification d'un bâtiment, quelle que soit l'option constructive retenue, est un marché de travaux, même si celui-ci peut être composé de lots de travaux et de lots d'achats de fournitures avec pose (selon les éléments préfabriqués retenus au stade de la conception). La question se pose alors du mode de dévolution à retenir : conception-réalisation ou marchés en loi MOP ?
Un recours à la conception-réalisation à justifier. Le choix de faire appel à la préfabrication ne suffit pas à justifier du recours à la conception-réalisation. Il faut rappeler que cette procédure est dérogatoire au principe de dissociation de la maîtrise d'œuvre et de l'entrepreneur chargé de la réalisation d'un ouvrage régi par la loi MOP (aujourd'hui codifiée au livre IV du Code de la commande publique [CCP]). Les acheteurs soumis à cette loi ne peuvent opter pour la conception-réalisation que dans les cas définis à l'article 18-1 de celle-ci et repris à l'article 2172-2 du CCP : en présence de motifs techniques ; d'un engagement contractuel sur un niveau d'amélioration de l'efficacité énergétique ; pour la construction d'un bâtiment neuf dépassant la réglementation thermique en vigueur, rendant nécessaire l'association de l'entrepreneur aux études de l'ouvrage.
Il ressort de plusieurs décisions de jurisprudence (TA de Caen, 23 janvier 2014, « Croa de Basse-Normandie », n° 1300604, n° 1300605 et n° 1300606, TA de Bastia, 1er décembre 2016, « Croa de Corse », n° 1401071, CAA de Nantes, 9 novembre 2018, « Croa des Pays de la Loire », n° 17NT01602) les principes suivants :
- La passation d'un marché de conception-réalisation modifie les conditions d'exercice de la fonction de maître d'œuvre et ne peut avoir lieu que dans des circonstances particulières. Le choix d'une construction modulaire préfabriquée et le programme de travaux du maître d'ouvrage ne constituent pas des motifs d'ordre technique rendant nécessaire l'association de l'entrepreneur aux études de conception.
- Le recours irrégulier à la procédure de conception-réalisation ayant pour effet d'évincer les entreprises qui n'étaient pas en mesure de réaliser les études et la construction d'un bâtiment, affecte gravement la régularité de la mise en concurrence et la légalité du choix de l'attributaire.
- Le choix d'un procédé reposant sur la préfabrication des éléments à agencer pour permettre le caractère « modulaire » du projet, au regard des dimensions des modules, des matériaux utilisés et des exigences acoustiques et thermiques posées par le maître d'ouvrage, ne constituent pas une difficulté technique suffisante pour justifier le recours à la conception-réalisation.
En revanche, quand l'opération appelle une complexité technique particulière ou l'obtention d'une performance thermique remarquable, que l'on ne peut résoudre ou atteindre que par une préfabrication en usine, le recours à la conception-réalisation est justifié. La maîtrise d'œuvre et le préfabriquant conçoivent un projet et des éléments préfabriqués spécifiques permettant de répondre à ces problématiques.
Une dévolution traditionnelle bien adaptée. Autre possibilité donc, à laquelle les acheteurs publics peuvent cette fois librement recourir : la dévolution traditionnelle des marchés (contrat de maîtrise d'œuvre suivi de contrats de travaux). Elle permet une large ouverture à la concurrence, tant au stade de la conception que de la réalisation des travaux ou de l'achat et de la pose d'éléments préfabriqués. L'indépendance de l'équipe de maîtrise d'œuvre est maintenue dans son rôle essentiel de conseil de la maîtrise d'ouvrage.
Le recours à la préfabrication est une donnée du programme défini par le maître d'ouvrage public. Les architectes doivent la prendre en compte au stade de la conception comme toute autre donnée du programme. Ils peuvent eux-mêmes la proposer comme une réponse pertinente aux exigences de l'opération. En effet, la nécessité d'un chantier sur site très rapide, en milieu urbain par exemple, ou d'un chantier dit « sec » pour limiter les nuisances pendant la construction, peuvent inciter la maîtrise d'œuvre à concevoir et à proposer au maître d'ouvrage une solution en préfabrication.
Deux options s'ouvrent alors au maître d'ouvrage, assisté de son équipe de maîtrise d'œuvre :
- Il peut organiser une consultation classique des entreprises et des fournisseurs d'éléments préfabriqués, à l'issue de la phase d'études de projet. Un allotissement adapté, justifié par le projet architectural, doit être prévu. Le développement des outils numériques, maîtrisés depuis des décennies par les architectes et qui se généralisent chez les autres acteurs, facilite d'ailleurs la mise au point du projet entre le concepteur et le préfabriquant, ainsi que l'optimisation de la construction en atelier et sur site.
- Le maître d'ouvrage peut aussi procéder à une consultation anticipée (art. R. 2431-32 du CCP). Intervenant au stade de l'établissement par l'architecte de l'avant-projet, elle est pertinente dans le cadre du recours à la préfabrication. En effet, le code énonce que « lorsque les méthodes ou techniques de réalisation ou les produits industriels à mettre en œuvre impliquent l'intervention, dès l'établissement des avant-projets, de l'opérateur économique chargé des travaux ou du fournisseur de produits industriels, le maître d'ouvrage peut décider de les consulter de façon anticipée pour un ou plusieurs marchés publics de technicité particulière ».
Dans ce cas, le fournisseur de produits industriels retenu après consultation établit et remet au maître d'œuvre les documents graphiques et écrits définissant les solutions techniques qu'il propose. La mise au point du projet adapté au process industriel se fait de façon itérative entre la maîtrise d'œuvre et le préfabriquant. Les éléments de mission d'avant-projet et de projet sont remplacés ou complétés en tant que de besoin par les éléments de mission spécifiques mentionnés aux articles R. 2431-34 et R. 2431-35 du CCP.
Promouvoir une nouvelle politique des modèles serait une grave erreur économique, environnementale et sociologique.
A notre sens, il est préférable de recourir aux procédures d'achat public qui permettent à la maîtrise d'œuvre d'officier aux côtés de l'acheteur public, en toute indépendance des intérêts de l'entreprise et de l'industriel, pour pouvoir concevoir le meilleur projet, choisir les principes constructifs et déterminer la pertinence du recours à un système industrialisé, organiser une réelle concurrence entre les entreprises et veiller à la qualité de la réalisation.
Des effets d'un développement de la préfabrication à bien peser
Il n'y a donc pas aujourd'hui de frein au recours à la préfabrication en marchés publics si ce mode opératoire est justifié par les caractéristiques du bâtiment à réaliser. Mais il faut peser les effets d'un recours plus important à la préfabrication. L'avantage de limitation des pollutions sur site est certainement compensé par le bilan carbone de l'acheminement des éléments préfabriqués par transports routiers. Les modes constructifs « légers », à ossature bois ou métal, ont des caractéristiques constructives qui ne sont pas adaptées à tous les sites. Une augmentation de la délocalisation de la construction en modules préassemblés en usine modifie surtout le rôle des différents acteurs en privant d'accès à la commande des artisans et PME proches du chantier, et qui constituent une part essentielle de l'activité économique d'une région.
Chaque bâtiment est un prototype spécifique. Régulièrement, des politiques publiques découvrent le graal de la préfabrication, persuadées que cela va résoudre les problèmes de coûts et de délais. Or il nous semble que cela permet surtout à des acteurs économiques dominants et influents de capter une commande. Privilégier des matériaux (le bois, le béton… ), des systèmes constructifs, des techniques ou procédés, fausse les principes de l'achat public et modifie l'accès des différents intervenants aux marchés.
La construction utilise en France des éléments préfabriqués en permanence, et la conception des ouvrages en tient évidemment compte. La problématique n'est donc pas le recours à la préfabrication, ni à la délocalisation hors chantier de la fabrication de composants industrialisés qu'autorise l'état actuel du droit. Mais promouvoir, par le biais d'ensembles préfabriqués et non de composants, une nouvelle politique des modèles, serait une grave erreur économique, environnementale et sociologique. En effet, pour être performant, chaque bâtiment se doit d'être adapté à son environnement, à la topographie, au climat, à son usage et à ses usagers, il est donc un « prototype » spécifique. Une solution reproductible, et donc un modèle, ne peut être qu'une solution architecturale et urbaine médiocre."
- Publié le 05.12.2023 - Modifié le 06.12.2023
- Publié le 05.12.2023 - Modifié le 05.12.2023
- Publié le 05.12.2023 - Modifié le 06.12.2023
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Frappé au coin du bon sens !........, et de la clairvoyance.
bonjour
vous écrivez "L'avantage de limitation des pollutions sur site est certainement compensé par le bilan carbone de l'acheminement des éléments préfabriqués par transports routiers.".
je suis obligé de vous signaler que ce lieu commun est une erreur largement répandu : oui le bilan CO2 de la préfabrication est largement positif pour la préfabrication par rapport à la constructon clasique mais la différence ne se fait pas sur le transport des marchandises mais sur le transport de la main d'oeuvre.
Des ouvriers en usine habitent en moyenne à 10 km de leur lieu de travail alors que les ouvriers sur chantiers résident en moyenne à 80km du site de travaux.
le gain est estimé à 30% ou 40% pour la construction préfabriquée : votre objection devrait être réévaluée au vu des études récentes (chiffres extraits de "Comparing environnemental impacts of building modular and conventionnal homes in the united states" - Etude de John Quale, Matthew J. Eckelman, Kyle W. Williams, Greg Sloditskie and Julie B. Zimmerman)